Lettres des frères Kern, 1914-1917

En 1914, suivant l’appel sous les drapeaux, plusieurs Canadiens s’enrôlent dans leur armée. D’autres, immigrés au pays plus récemment, sont mobilisés dans l’armée de leur mère patrie. C’est ainsi que plusieurs jeunes hommes de la région de la Montagne, au Manitoba, ont vécu la première guerre mondiale dans l’uniforme de l’armée française. Parmi ceux-ci, les trois frères Kern; Eugène, Lucien et Aimé, établis à Saint-Léon.
Dès leur départ, ils écrivent, racontant leurs activités, mais aussi leurs inquiétudes, leur ennui, leur tristesse d’être loin de ceux qu’ils aiment. Ils racontent surtout l’horreur de la guerre de 1914, guerre de position particulièrement sanglante qui ne peut être comparée aux guerres du 19e siècle. De 1914 à 1917, ils écriront plus de 300 lettres et cartes postales racontant leur vie. Ces lettres, conservées par leur mère, leur sœur et leur nièce, ont été déposées au Centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface. Ils ont écrit aussi quelques lettres à La Liberté. Mais ce sera pour leur mère et pour leur sœur qu’ils garderont les récits plus personnels de la guerre, remontant le morale de leur famille restée au Canada et leur prodiguant des conseils sur les décisions à prendre sur le homestead.
Ces lettres, cartes postales, articles et images racontent la première guerre mondiale du point de vue de trois soldats. On y retrouve leur vécu, leurs impressions, leurs pensées. Loin des textes racontant l’évolution des grandes batailles et de la politique internationale, leurs lettres choisies le jour à jour dans les tranchées, ou tout devient secondaire à la survie. Les textes de Lucien, qui a passé le plus de temps dans les tranchées, décrivent de façon éloquente la violence brutale, l’abrutissement et l’horreur de la vie journalière qu’a connue la génération d’hommes mobilisés pour les combats.
Les frères Kern
Leur père, Eugène Kern, Alsacien de naissance, était combattant dans l’armée française lors de la guerre franco-prussienne de 1870, où l’Allemagne victorieuse prit possession de l’Alsace et de la Lorraine. Ne voulant pas devenir allemand, il quitta son village et fonda une famille à Moyenmoutier, dans le département des Vosges près de la frontière. Il y mourut en 1900.
Son fils ainé, Eugène, suite à la publicité au sujet des terres disponibles au Manitoba pour les colons catholiques et Français, traversa l’océan en 1905, à l’âge de 23 ans, pour connaître davantage le pays et la vie des colons. Rentrant en France à l’automne, il revint en 1906, amenant avec lui ses deux frères, sa mère et sa sœur. Ils s’établirent à Saint-Léon, devenant agriculteurs, et participèrent activement à la vie de leur paroisse, alors desservie par les Chanoines réguliers de l’Immaculée Conception de Notre-Dame-de-Lourdes. La famille Kern était profondément croyante et attachée à sa religion et à sa langue. Leur foi est apparente dans leurs lettres, mais aussi leur talent d’écrivain. Eugène avait contribué plusieurs articles au journal La Liberté, sous le pseudonyme de “Lorrain”. Ils s’étaient donc attachés à leur pays adoptif.
Laissant leur ferme et leur famille, ils répondirent à l’appel de leur nation en détresse. Comme la plupart des mobilisés de 1914, les frères Kern s’attendaient à une guerre victorieuse de quelques mois. Le 26 août 1914, avec quelques copains, ils quittent leur maison et leur famille, laissant leur homestead sous les soins de leur beau-frère, Georges Rondeau, et d’un homme engagé.
Arrivés à Winnipeg, ils prennent le train pour Montréal. Ils passent quelques jours en cette ville, la visitant et retrouvant des camarades venus au Canada en même temps qu’eux. Poursuivant leur voyage en train jusqu’au port de New York, ils y abordent le navire “Espagne” qui traversera l’Atlantique en 8 jours1.
Ils débarquent au Havre, en France, le 14 septembre au matin. Eugène prend le train pour Rouen, tandis que Lucien et Aimé s’acheminent vers Paris. De là ils se séparent pour se rendre au dépôt de leurs régiments et commencer l’entrainement.
Eugène est au 370e régiment d’infanterie. Âgé de 32 ans, il fait partie d’un bataillon de réserve et est posté à Épinal. C’est en février de 1915 qu’il ira au front dans le secteur de la Marne. Il sera porté disparu suite à un bombardement nocturne à Mesnil-les-Hurlus.
Lucien, âgé de 25 ans, est au 149e régiment d’infanterie, à Langres. Il ira au front en novembre 1914, dans les tranchées au bord d’Ypres, en Belgique, puis dans l’Artois. Il participera aux offensives de la campagne d’Artois, en mai 1915. Il sera blessé en septembre, et sera en convalescence jusqu’en janvier 1916, date à laquelle il reprend son service dans son régiment. Après une période d’entraînement, il est muté au 163e Régiment, et est posté dans les Vosges, secteur tranquille près de son village natal. En mars 1917, Lucien obtiendra une permission pour visiter sa famille au Canada. Il fut reçu en héros à Saint-Léon. Il y restera, y épousera Corinne Pellerin le 8 janvier 1918, et y mourut de la grippe espagnole le 8 mars 1920.
Aimé, âgé de 22 ans, rejoint le dépôt du 44e régiment d’infanterie. Après son entraînement, il est envoyé au 5e bataillon de chasseurs à pied, corps d’infanterie légère. Il ira au front en janvier 1915, près de Soissons. Il y sera blessé en mai 1915, atteint par une balle française tirée derrière lui. Il sera en convalescence jusqu’en janvier 1916. Aimé rentre à son dépôt, mais la gravité de sa blessure l’empêchera de retourner au front. Avant d’être réformé, Aimé se fiance et prépare déjà son avenir en France. Il n’est jamais revenu au Canada.